Je m’appelle Adolf Wosko: si mes parents avaient su les larmes que ce mot Adolf allait faire verser, ils m’auraient lancé dans le monde sans aucun prénom.
Premier septembre 1939: l’Allemagne nazie envahit la Pologne, sans déclaration de guerre. L’armée polonaise se mobilise.
4 septembre
Je m’arrache à ceux que j’aime. Je rejoins mon unité. Je suis sous-lieutenant d’artillerie. A la gare, règne une agitation angoissée. Le train avec les militaires s’ébranle.
18 bombardiers allemands nous mitraillent. L’unique avion polonais qui leur fait face est vite abattu.
Dès l’arrivée, je reçois l’ordre de prendre position sur le front. Les soldats sont impatients et joyeux de monter au combat. L’ordre de repli nous sidère.
Puis ordres, contre-ordres, pénibles allers et retours nocturnes, longues marches dans des paysages horribles de villes et de villages incendiés.
Terribles affrontements le jour.
Peu à peu, nous perdons la notion du temps.
Epuisement; lutte pour ne pas s’assoupir.
Dès que notre colonne s’immobilise, les soldats tombent et s’endorment. Je fais galoper mon cheval le long des rangs et réveille les malheureux à coups de cravache. Miracle. Ils se remettent en marche.
Nous sommes encerclés.
Et nous perçons les lignes allemandes.
Les soldats sont des héros.
Bivouac en bordure de route.
Les chars allemands surgissent.
Massacre d’hommes et de chevaux. Spectacle atroce.
Fuite par un chemin forestier. Pluie.
Je ne suis plus une personne vivante, je plane indifférent à tout, je vais mourir, je m’étends sur l’herbe trempée.
Je me réveille à l’aube.
Je grelotte.
Brouillard dense. Une route. Cratères de bombes. Ruines.
Un pont coupé.
Nous sommes les restes de l’armée: affamés, épuisés par la souffrance, les hémorragies, prêts à tout accepter, des ombres.
Le soldat polonais est un héros: il ne reçoit rien, il donne tout.
En plus, nous devons combattre les Ukrainiens qui nous harcèlent.
Les bois: notre refuge.
Je ne m’oriente plus. Que faire? Où aller?
Nous ne sommes plus que 7.
Un village. Nous mendions du pain.
Des motos allemandes déboulent, puis un camion rempli de soldats. On nous a dénoncés.
HALT! crie un Allemand.
Nous sommes pris. Deux d’entre nous ont disparu.
Les Allemands nous fouillent et prennent ce qui leur plaît. Enfin ils ôtent les pointes de leurs baïonnettes vers nos ventres creux.
Ils donnent l’ordre de marcher devant eux.
Je suis prisonnier.
Des jours épouvantables vont suivre, comme nauséeux,
comme un cauchemar dans lequel on cherche à préserver les restes de son existence.
Les militaires allemands sont en pleine forme, vigoureux, propres, impeccablement peignés, élégants. Quelques-uns nous parlent poliment. La plupart nous bousculent, braillent sans cesse. Un de nos caporaux se révolte sous une insulte: il est fusillé. Les Allemands pillent et volent tout ce qu’ils peuvent.
Nous, les prisonniers, nous puons le fumier et la vase, nous sommes exténués, nous avons faim, nous avons froid.
Je retrouve au camp de nombreux camarades.
Beaucoup restent prostrés, couchés sur le sol, les yeux fixés au plafond.
La vie des prisonniers est rude. Réveil à 3 heures du matin. Interminable appel. Maigre repas. Puis marche, souvent jusqu’à la nuit. Les soldats allemands nous poussent vers l’ouest comme un troupeau qu’on mène à l’abattoir.
En cours de route un bref repos, un repas fort insuffisant. La population apitoyée nous apporte du pain; des femmes versent une soupe ou du thé dans les gobelets tendus. Le soir, les soldats se couchent dans des prairies trempées, les officiers sont parqués dans des granges ou des étables. Quand des prisonniers sont malades la nuit, ils écrasent des jambes, des ventres avec leurs souliers ferrés et vont faire leurs besoins dans un coin.
Un jour, un salaud de cuisinier allemand verse une louche de soupe bouillante sur ma main. Furieux, je lui flanque un coup de pied. Je suis condamné à courir devant une jeep.
Nous sommes plusieurs à subir ce châtiment.
Je n’en puis plus, mon coeur va exploser dans ma gorge. Deux prisonniers tombent; les chacals allemands les secouent : les prisonniers ne donnent plus signe de vie.
On nous parque un soir dans une prairie, juste à l’endroit où en juin j’ai obtenu le 1er prix à un concours hippique. Je me revois sur ma superbe jument. Aujourd’hui je suis un vagabond, avec un baluchon sur l’épaule, crasseux, crotté, affamé, épuisé.
Seigneur Dieu que c’est dur, que c’est cruel!
Des Ukrainiennes nous présentent des paniers de nourriture et exigent une fortune pour un verre de lait, un bout de pain. Des soldats autrichiens, écoeurés, forcent les femmes à poser leurs paniers et nous demandent de nous servir. Les sales chiens de la Gestapo tombent sur les Autrichiens et les dispersent.
27 septembre: halte sur les bord du San, près de Jaroslaw. Les Allemands vont nous montrer de quelle façon héroïque ils évacuent les Juifs. Sur la rive, 2 mitrailleuses tirent de chaque côté d’une passerelle sans rambarde. Les Juifs épouvantés se précipitent dans l’étroit passage. Beaucoup tombent dans la rivière et se noient.
M’évader! J’y réfléchis dès le premier jour de mon emprisonnement. A Jaroslaw on nous fait asseoir dans la rue. La foule nous entoure. Le désordre est inouï. Vais-je profiter de l’occasion?
Je m’installe près du trottoir; deux Polonais s’approchent de moi et affirment qu’ils peuvent m’aider si je désire m’enfuir. Je me méfie.
Les Allemands nous dirigent vers un stade et ses bâtiments où ils procèdent à l’enregistrement des prisonniers. Un civil polonais arrive et me saute au cou; il est l’un des deux hommes qui m’avaient interpellé; comme des frères, nous nous embrassons, nous clamons la joie de nous retrouver. Nous pénétrons dans l’immeuble voisin.
L’homme jette sur moi son long manteau et son chapeau. Il me désigne l’endroit où il va m’attendre avec une carriole et s’en va. Je dois me débrouiller pour sortir du bâtiment.
Mais comment?
Quelqu’un entre. Vite les toilettes: je m’y enferme. Le pas résonne dans toutes les pièces, omet les toilettes et nonchalamment se dirige vers la sortie. Par l’entrebâillement de la porte, j’aperçois le brassard de la gestapo. Je saute dans la cour. Il y a bien une carriole derrière la palissade.
Des soldats s’affairent autour de véhicules.
Je les salue: Gut Morgen.
De derrière la palissade, comme s’il ne m’avait pas vu depuis une éternité, quelqu’un s’écrie “Adek comment vas-tu? Mietek est là aussi.”
Une planche de la palissade bouge; je passe lentement par l’ouverture. Des patrouilles allemandes sillonnent la rue.
Nous grimpons tranquillement dans la carriole. “Au galop” crie Romek..
Je suis LIBRE, LIBRE.
Mes sauveurs s’appellent Romek et Mietek. Mietek a contraint un paysan ukrainien à nous prêter sa carriole et à nous servir de cocher. Une bouteille de vodka a fini de le persuader.
Quelle équipée! Romek a ordonné au cocher déjà gris de crier vive la Pologne devant des groupes d’Allemands.
Et je ris, je ris.
Nous entrons en trombe dans la cour d’une modeste maison.
Deux autres officiers évadés grâce à Romek et Mietek s’y trouvent.
Grâce à la vigilance des fermiers, nous échappons de justesse aux Allemands qui envahissent le village. Une petite ville chez des amis de Romek: ils prennent tous les risques pour nous héberger.
Nos vêtements civils nous permettent de sortir. Je vois des Juifs qui nettoient les rues de leurs mains nues.
Nous décidons d’aller à Cracovie.
La gare! Les bâtiments sont en partie bombardés. Des femmes, des enfants, des vieillards épuisés attendent, assis sur de la paille humide. Sous la pluie battante, les Juifs nettoient les voies ferrées de leurs mains nues.
Le train arrive avec 2 heures de retard.
Nous aidons une dame et ses 3 enfants à entrer dans un wagon de marchandises.
Le wagon voisin, avec de confortables compartiments pour voyageurs, est occupé par la Gestapo. Pendant tout le trajet ces brutes se distraient en tirant sur les vaches.
Trois jours de pénible voyage.
On me vole mon blouson et ma czapka.
A Cracovie je tremble de fièvre. La dame me soigne comme une mère. Mes compagnons se rendent dans leurs familles.
Je retrouve la maison de mon frère. Je m’y installe après l’avoir nettoyée.
J’ai plaisir à revoir Janusz, un des capitaines évadés.
Tous deux, nous décidons de nous rendre en France.
Nous sommes conscients des énormes obstacles que nous allons rencontrer. D’abord nous tâcherons de gagner Zakopane, ville des Carpathes, proche de la frontière slovaque. Comment obtenir de la Gestapo un laissez- passer pour nous y rendre?
La chance veille sur nous: dans un café, une femme s’installe effrontément à notre table et fait les yeux doux à Janusz. Elle se dit comtesse, paie nos consommations avec un billet de 500 marks, puis nous emmène chez elle, dans une splendide villa. Elle entraîne Janusz à l’étage. Je fouille son sac: elle est un agent de la Gestapo. Janusz a satisfait la comtesse qui d’excellente humeur promet les laissez-passer et même un taxi pour Zakopane. Le lendemain nous allons au restaurant où nous nous sommes fixés rendez-vous. La comtesse, est déjà là accompagnée par une amie qui doit s’occuper de moi. Autour de notre table des tas d’Allemands festoient. Des hommes de la Gestapo observent d’un regard inquisiteur. Notre comtesse salue tout le monde en allemand parfait. Nous sommes des souris prises au piège, parmi des Allemands, des prostituées, des espions. Dans la villa, j’accomplis correctement et sans honte mon devoir.
Je ne veux plus revoir ces femmes.
Je regagne la demeure de mon frère.
Horreur! Une sentinelle allemande m’interpelle: et j’ai tous mes papiers militaires dans mon portefeuille. Je suis perdu! Le soldat se retourne. Je bondis sous une porte cochère. La sentinelle s’éloigne.
Le soir Janusz apporte les laissez-passer.
Impatients, dès le lendemain, nous nous rendons à l’adresse indiquée par notre comtesse pour le taxi.
Le voyage commence bien. Et psia krew, panne à mi-chemin. Longue réparation. Nos nerfs sont à vif. Enfin le taxi daigne démarrer et file jusqu’à Zakopane.
Là, malgré le danger, un couple de Polonais nous prend en charge. Le couple a 4 fils à la guerre. Ces braves gens nous hébergent et surtout trouvent des guides pour nous accompagner en montagne. Le départ a lieu le soir même.
Nous grimpons à travers bois. Je suis un homme de la plaine: non habitué aux ascensions. J’ai l’impression que je ne résisterai pas, je suis inondé de sueur.
Nous dépassons les forêts, les prairies. Voici les rochers. Je me hisse à 4 pattes, les ongles enfoncés dans la neige gelée. Si je dérape, c’est une chute de 600 mètres.
A l’aube, la frontière à la cime des monts.
Je trouve un fer à cheval. Je le garderai jusqu’en France.
Les guides nous quittent: nous sommes seuls dans les montagnes slovaques.
Une autre aventure avec son lot de souffances commence.
A l’abri dans une grotte ou une cabane nous faisons du feu . Pourtant nous sommes émerveillés par les beautés de la nature: par les monts qui brillent sous le soleil revenu, puis par la forêt majestueuse. qui nous enveloppe de son silence protecteur.
Enfin une route dans la vallée. Derrière nous des cris: une patrouille slovaque. Nous sommes pris. Au poste de douane tous nos papiers sont examinés. Nous sommes fous d’angoisse: ils vont nous livrer à la Gestapo.
Mais les Slovaques se conduisent fort aimablement. Le Polonais et le Slovaque sont des langues très proches aussi nous nous comprenons facilement. Nous sommes emmenés à la gendarmerie. Deux soldats auxquels l’ordre a été donné de porter nos sacs pesants nous escortent. Et pour les soulager nous nous chargeons de leurs carabines! C’est fou! Nous cheminons tout en devisant amicalement.
Halte dans une auberge. La nouvelle de notre arrivée se répand. Tout le village accourt: on chante, on mange, on boit, on danse; on crie “vive la Pologne, vive le peuple frère slovaque.”
Nous sommes très émus.
Stupéfaction à la gendarmerie: quatre joyeux lurons entrent en riant; ils sont incapables de s’expliquer. Les gendarmes ont dû nous mettre au lit.
Mais nous sommes ramenés à la réalité quand un civil entre brusquement. L’effroi glace le regard des Slovaques. A sa boutonnière est plaquée la croix gammée des sales chiens de la Gestapo. L’homme nous jette un regard féroce. Nous pâlissons.
Des gendarmes nous convoient à la gare: ils sont hués par la population.
8 octobre
Un camp entouré de barbelés. La grille se referme. Nous sommes en prison.
La vie des prisonniers est d’une monotonie qui mène à la folie. Pas de livres, pas de radio, pas de journaux. 200 mètres carrés pour la promenade par groupes de cinq.
Pourtant nos gardiens slovaques sont agréables avec nous.
Dans la baraque qui nous est assignée nous retrouvons des officiers polonais. Ensemble nous discutons de notre évasion vers la Hongrie.
Nous serons six à tenter l’aventure. Le jour J est fixé au 21 octobre.
Dans le camp il y a une café. Le soir du 20 octobre nous y invitons les sentinelles et les faisons boire.
Le lendemain après-midi nous emballons nos affaires.
6 heures: il fait déjà nuit.
J’entame une conversation animée avec la sentinelle dont j’avais gagné la confiance.
6 heures 15: Mes amis sortent de la baraque par la fenêtre arrière, ils emportent mon sac, ils m’attendront jusqu’à 8 heures.
6 heures 25: ils doivent être derrière les barbelés.
Je quitte la sentinelle. Je fais bien grincer la porte de ma chambre. Vite j’enfile des chaussettes sur mes chaussures. Déjà mes pieds sont à l’extérieur de la fenêtre arrière. La sentinelle apparaît au coin de la baraque. J’ai juste le temps de rentrer mes jambes. Je vois le soldat déambuler lentement. Je jette une couverture sur moi pour estomper ma silhouette dans la nuit. Je saute par la fenêtre. J’entends la sentinelle qui revient. Je me couche dans un petit fossé qui longe la baraque. je ne bouge plus, je ne respire plus. Le gardien arrive lentement, il sifflote; son pied est juste au-dessus de ma tête. Il passe. Il ne m’a pas vu. Merci, merci mon Dieu.
Je bondis sous l’unique arbre de la cour. Je rampe jusqu’aux barbelés.
J’y suis à 6 heures 40.
Je siffle doucement le signal convenu. Pas de réponse.
Je me traîne le long des barbelés. Je recommence à siffler. Là tout près on me répond. Ca y est. J’ai franchi les barbelés. Je me redresse. Je respire à pleins poumons.
Je suis libre, libre pour la deuxième fois.
Nous sommes à 28 km de la frontière hongroise. Nous avons choisi un trajet difficile à travers les bois, loin des habitations. Nous devons trouver un ruisseau que nous allons suivre.
Brouillard.
Minuit.
Nous n’avons parcouru que 6 km. Nous grimpons à travers les buissons. Nous nous perdons. Nous rebroussons chemin. Nous n’en pouvons plus.
Nous nous reposons, tristement assis sur le sol trempé. Soudain une branche craque. Nous sommes figés. Un nouveau craquement, tout près. C’est alors qu’un camarade, les nerfs tendus à l’extrême, pète si fort qu’il réveille les échos et fait s’envoler les feuilles mortes autour de lui. Nous entendons s’enfuir notre visiteur. C’était sans doute une biche venue rôder là.
Il faut repartir. Nous trouvons le ruisseau et le longeons.
Enfin l’aube. L’alarme doit être donnée dans le camp, les téléphones doivent sonner dans tous les postes frontières.
Nous grimpons encore et encore: il faut aller le plus loin possible.
Nous sommes trempés, fourbus. Nous faisons du feu pour sécher les haillons boueux qui nous servent de vêtements. Nous mangeons les restes de notre réserve de nourriture. Nous marchons jusqu’au soir.
Nous nous sommes repérés sur la carte. La frontière est proche.
Devant nous, un découvert d’environ 3 km. Nous attendons la nuit.
Un merveilleux clair de lune illumine le paysage. Nous ne pouvons plus bouger. Les soldats slovaques patrouillent certainement.
En plus nous mourons de soif et de faim.
Que faire? Tant pis.
Je me munis d’une grosse massue. Je frappe à une porte. Un paysan passe sa tête: je le contrains à reculer. Je pose de l’argent sur la table. Je lui ordonne de nous faire traverser la frontière et je le préviens que nous le tuerons s’il essaie de nous livrer à une patrouille.
Le paysan s’habille, nous le suivons. Nous rampons à travers le champ. Voilà la frontière. Le paysan nous quitte.
Sommes-nous en Hongrie?
2 heures du matin. Une route. Soudain des pas. Je saute sur l’homme qui arrive et l’immobilise. C’est un soldat hongrois qui va prendre la relève au poste frontière. Nous le libérons, fous de joie. Nous sommes en Hongrie. Sauvés.
Inutile de nous cacher maintenant. Mais il gèle; nous claquons des dents, nous sommes éreintés, nous mourons de faim.
3 heures du matin: un village. Sans honte, nous frappons aux fenêtres pour quémander un morceau de pain. Un homme a pitié et glisse une miche par la fenêtre entrouverte. Nous reprenons notre marche. puis à bout de forces, nous nous endormons à même le sol.
Nous sommes dans un état lamentable mais heureux d’avoir échappé au camp de prisonniers.
Il faut repartir. Deux jeunes femmes arrivent et je les salue en polonais. Les voilà qui accourent vers nous; elles sont des réfugiées polonaises qui ont trouvé asile avec d’autres dans un couvent. Elles nous y mènent.
Encore une fois, Dieu a conduit nos pas.
Quel plaisir de se laver, de manger, de dormir dans un lit; une comtesse, une vraie, nous donne de l’argent pour prendre le train jusqu’à Budapest. A minuit nous sommes dans la capitale hongroise. Un hôtel. Au bar, le garçon nous apporte un tas de bonnes choses à manger Nous engloutissons, nous engloutissons. Puis dans nos lits douillets, lavés, repus, bien au chaud, nous nous abandonnons béatement au sommeil.
Budapest: combat exacerbant avec les administrations. Consulat polonais: papiers provisoires, bons pour un logement et des repas gratuits. Puis lutte pour les passeports. Nous dépendons de fonctionnaires imbus de leur puissance; nous supplions pour une signature.
Commissariat de police de Budapest, on nous photographie comme des malfaiteurs, de face, de profil, avec un numéro au-dessus de nos têtes.
Nous visitons tout de même cette ville admirable.
Enfin après 3 semaines de tracasseries quotidiennes les passeports avec le visa de sortie délivré par la police hongroise et le visa de séjour pour la France, nous sont remis.
Course dans les consulats de Yougoslavie et d’Italie pour des visas de passage.
Tous nos papiers sont prêts, nous avons nos billets. Nous vendons ce que nous pouvons pour avoir quelque argent.
Catastrophe: la frontière hongroise sur la ligne qui va à Zagreb est fermée pour les Polonais qu’on emprisonne dans des camps. Nous prenons une autre ligne.
Nous montons dans le train dans la nuit du 4 au 5 novembre.
La frontière. Douaniers et gendarmes hongrois. Janusz est pâle comme un mort. Je tends mon passeport: le policier fait non de la tête. Je lui désigne avec ce qui me reste de forces le visa du commissariat de police; il daigne regarder plus attentivement, vérifie les autres passeports. Nous pouvons passer. Le train démarre. Nous respirons.
Nouvel arrêt: douane et police Yougoslave. Les Polonais ne peuvent circuler qu’escortés par un policier. Quelle humiliation!
Nuit du 5 au 6 novembre. Fiume: les policiers italiens nous fouillent sans ménagement. Le lendemain, long arrêt à Milan: nous avons le temps de visiter le miracle architectural qu’est la cathédrale. Et nous dépensons notre dernier sou pour manger. La nuit.
Modane.
La France: un pays en guerre contre l’Allemagne nazie. Une armée polonaise constituée de militaires enfuis de Pologne s’y forme en Bretagne à Coëtquidam.
10 novembre: je suis à Paris, à la caserne Bessières. On m’affecte au poste d’officier de liaison. Je reçois 1500 francs. Quelle aubaine.
J’étudie le français. Je visite Paris et je suis émerveillé. Mais les monuments ne sont pas éclairés la nuit. Certains sont entourés de murs de sacs de sable.
28 novembre: Rennes. Un camp boueux, des bâtisses aux fenêtres sans vitres; nous dormons à même le sol en ciment. Nous sommes frigorifiés.
Puis un village misérable et sale, une litière commune dans des greniers de granges dépourvus de vitres; aucune hygiène; j’ai la mission d’y organiser une batterie d’artillerie avec des soldats nouvellement arrivés.
Mais je suis heureux: enfin j’ai un uniforme.
19 février 1940: Coëtquidam: je suis convoqué pour une instruction de 5 semaines.
22 mars: Parthenay, puis Thézenay. Je devais être le chef du camp polonais. Mais un officier est déjà en place. Je ne m’entends pas avec cet homme paresseux, alcoolique, égoïste, sans scrupules.
Des canons nous parviennent puis un convoi de 128 chevaux. 20 mai: les exercices se déroulent à un rythme accéléré.
Les Allemands sont sur la Somme, à Arras, à Amiens, à Metz.
Un ordre: nous partons au front, à l’est de la France.
Enfin, enfin, nous allons combattre.
Je suis heureux, heureux.